Entre chien et loup

Un Loup n’avait que les os et la peau,
Tant les chiens faisaient bonne garde.
Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli, qui s’était fourvoyé par mégarde.
L’attaquer, le mettre en quartiers,

Sire Loup l’eût fait volontiers ;
Mais il fallait livrer bataille,
Et le Mâtin était de taille
A se défendre hardiment.
Le Loup donc l’aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint, qu’il admire.
« Il ne tiendra qu’à vous beau sire,
D’être aussi gras que moi, lui repartit le Chien.
Quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, haires, et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi àrien d’assuré : point de franche lippée :
Tout à la pointe de l’épée.
Suivez-moi : vous aurez un bien meilleur destin.  »

Le Loup reprit : « Que me faudra-t-il faire ?
– Presque rien, dit le Chien, donner la chasse aux gens
Portants bâtons, et mendiants ;
Flatter ceux du logis, à son Maître complaire :
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons :
Os de poulets, os de pigeons,
Sans parler de mainte caresse.  »
Le Loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse.

Chemin faisant, il vit le col du Chien pelé.
« Qu’est-ce là àlui dit-il. – Rien. – Quoi àrien à- Peu de chose.
– Mais encor à- Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
– Attaché àdit le Loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez à- Pas toujours ; mais qu’importe ?
– Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor.  »
Cela dit, maître Loup s’enfuit, et court encor.

Des fables de La Fontaine, celle-ci a toujours été ma préférée. Difficile d’ailleurs de croire que c’est le même homme qui a écrit « Le Laboureur et ses enfants » et sa conclusion « Le travail est un trésor » qui sonne comme un contre-chant à cette fable là.

Mais je me garde de tout anachronisme. On ne va pas demander aux Anciens et aux Modernes de faire l’apologie de la paresse en leur siècle.

Quoique…

Si je partage cette admirable fable, ce n’est pour réhabiliter ni Jean de La Fontaine (qui souffre d’une réputation durable d’auteur pour enfant…) ni le loup qu’on chasse en France aujourd’hui encor.

Si je relis cette fable aujourd’hui en 2011, c’est qu’une nouvelle signification m’est apparue. Auparavant, j’étais naturellement pour le Loup. Pour la liberté au détriment du confort. Alors je me suis figuré que le Chien était l’allégorie moderne de notre société de consommation et d’exclusion. On aboie sur le manant, on ronge les reliefs et on porte le collier du salariat moderne.

Le loup, c’est bien entendu la sauvagerie. C’est le « plan galère » où l’on se frotte à la réalité du monde quitte à endurer certaines frustrations.

Alors surgissent les clichés sur l’écologie, les plans galères comme en témoignent ceux qui dénigrent le confort ronflant de la voiture, la simplicité du supermarché, et la maison en parpaing pour tester les galères des crevaisons en vélo, du manque de gras et de sucre dans les biscuits bio, et du transport fastidieux de bûches pour son poêle à bois.

Les voilà nos loups modernes un brin galériens !

Tel le loup, je me suis révolté, pour une fois, contre l’intouchable La Fontaine ! Pourquoi cette dichotomie entre confort et liberté ? Peut-être cette fable a-t-elle structuré nos inconscients au point de croire que certes nous aimerions vivre comme des loups, mais que les sacrifices à encourir nous condamnent à rester chien, ce qui est finalement un statut point trop mauvais surtout aujourd’hui.

Néanmoins, il va falloir combattre cet imaginaire. On peut tout à fait être libre comme le loup (comprenez « autonome », « écolo », « alternatif ») en vivant doucereusement comme un chien (comprenez « volupté », « épanouissement », « confort matériel et spirituel » même !)

Alors du coup aujourd’hui, j’ai comme une faim de loup.

PS: Je lis sur Wikipedia que le cri du chien loup se nomme choulement. Ce terme semble improbable et respire le apax. Des spécialistes pour confirmer ?

http://www.jdlf.com/lesfables/livrev/lelaboureuretsesenfants

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