Et si on noyait le dernier colibri avec la sueur du dernier pigeon

Fermer le robinet quand on se lave les dents, éteindre les veilles, ne pas laisser son chargeur branché pour rien… tous ces petits ecogestes divisent encore les partisans sincères de la transition écologique.

D’un côté les « rationalistes » qui remettent les chiffres à leur place et démontrent que ces ecogestes, même cumulés par millions ne pèsent rien face à certains ordres de grandeur. En rejetant la faute sur le consommateur, ils prétendent que c’est une diversion, une sournoise façon de ne pas accuser les véritables responsables : agriculture, énergie, …

Ils n’ont pas tort.

De l’autre les « colibristes » qui font le pari que la transformation du monde commence par la transformation de soi et que tout acte, aussi dérisoire soit-il, est une manière de se ré-approprier son destin à sa modeste échelle.

Ils n’ont pas tort.

Une fois cette dialectique posée, qui est en somme la même que celle opposant « petites structures cohérentes à 360 degrés » et « grosses multinationales qui fléchissent d’un degré tous les 5 ans« , tout Hegelien qui se respecte a envie de dépasser cette opposition avec une troisième voie.

En 10 ans, il me semble que cette opposition existe toujours. Mais ce qui est nouveau, c’est la lucidité partagée par chaque camp. Tout le monde a intégré qu’il n’est qu’un morceau de la solution. Si je ne croise plus beaucoup de partisan radical de la simplicité volontaire, je ne rencontre plus aucun responsable « développement durable » qui en fait des tonnes sur sa multinationale qui contribue à rendre le monde meilleur.

Chacun est bien conscient des limites de son rôle, de son ancrage dans la sphère politique et économique.

J’ai ressenti cela dernièrement en déjeunant avec les fondateurs de Lilo, ce moteur de recherche solidaire, plutôt « colibriste » et qui ne méritait pas mon ire démesurée ! Un échange constructif (et bien différent donc d’un entretien équivalent que j’avais eu avec Veosearch) avec Marc et Clément, les deux initiateurs de Lilo m’a rassuré sur ce point. Ils sont totalement conscients de certaines limites dans leur démarche et c’est pour cela qu’ils prennent les devants, notamment en se positionnant sur l’anonymat numérique (un enjeu que nous allons intégrer durablement avec les récentes élections américaines…)

Le point faible reste la dépendance à la publicité et à Google. Et de ce côté là, il n’y a pas à mon avis pas encore de réelle alternative autonome qui émerge.

Le petit rêve frenchtech se dessine pourtant. Pouvoir un jour surfer sur Internet avec un navigateur open-source et anonyme, à partir d’un moteur de recherche anonyme, performant et français et pourquoi pas flécher une part de la publicité (éthique ?) vers des projets sociaux grâce aux gouttes d’eau collectées par Lilo.

Des projets avancés comme la formidable boîte à outils »Degooglisons Internet » ainsi que le renouveau inattendu du moteur de recherche Qwant sont peut-être les premières étapes d’un tel dessein.

Mais revenons aux gouttes d’eau de Lilo et du colibri !

Quand j’ai écrit les premières lignes de ce billet, à propos de l’utilité des ecogestes, j’ai du m’interrompre pour vérifier certaines choses que j’avais lues à propos du gaspillage d’eau. Croyez-le ou non,ce qui pour moi n’était au départ qu’une simple vérification fact-checking nécessitant quelques minutes, s’est révélé être un vaste chantier qui m’a occupé deux jours durant…

Je m’apprêtais à rappeler que la consommation d’eau pour les particuliers était dérisoire par rapport aux fuites sur le réseau et par rapport à l’agriculture.

Voici ce que dit Wikipedia à la page Eau potable en France :

L’eau en France est consommée à 50 % par l’agriculture, 20 % par l’industrie alors que 30 % est réservée pour l’eau potable

Bingo ! C’est bien ce dont je me souvenais, ce sont les agriculteurs les coupables ! A asperger leur champ sous un cagnard rigolant à l’idée de toute cette eau qui s’évapore au lieu d’abreuver ces étendues de maïs amérindien qui a séduit le marais poitevin…

Bizarrement, j’ai voulu en savoir un peu plus, remonter aux sources. Je suis tombé sur un rapport du ministère du développement durable qui, à défaut de concision, avait le mérite de détailler tous les volumes d’eau que je voulais interroger !

Et là ca ne collait pas du tout. Mais alors pas du tout. Je me suis dit qu’une notion devait m’échapper. S’il faut bien distinguer les « prélèvements » des « consommations », dans aucun cas je ne retombais sur ces 50% consommés par l’agriculture.

Le pire, c’est que la « référence grand public » CIEAU continuait de distiller le doute.

L’agriculture française prélève chaque année 3 143 millions de m3d’eau, soit 9 % des prélèvements nationaux (48 % en part consommée).

Si le chiffre absolu de 3,1 milliards de m3 m’était familier à force d’éplucher les données disponibles, jamais il ne pouvait donner ces 48% ou 50% de part consommée. D’où venait l’erreur ?

Wikipedia puise ce chiffre dans un article du Figaro (sic), qui ne mentionne pas sa source mais que je devine être la même que CiEau, à savoir un rapport du Conseil d’Etat (580 pages si vous avez le courage, j’ai particulièrement trouvé goûtu l’infographie page 286…)

Rapport qui lui-même s’appuie sur ce document de l’IFEN.

Bref, la même erreur depuis 2006 !

En valeur absolue, tout est bon. Mais un problème de calculette et les pourcentages dérapent.

Sankey, le diagramme de la mort qui tue !

Le diagramme de Sankey mériterait d’être plus connu. Il s’agit d’une représentation graphique (comme un camembert, un histogramme…) qui permet de visualiser des flux. J’ai découvert ce type de diagramme grâce à l’association négaWatt qui en a établi des fameux dans le domaine de l’énergie.

Ce que je trouve magnifique avec ce genre de visualisation c’est que vous pouvez passer des heures à raconter telle ou telle histoire selon que vous empruntez tel ou tel chemin. Par exemple, sur ce diagramme de Sankey, vous pouvez imprimer d’un coup :

  1. notre dépendance au pétrole
  2. l’efficacité des centrales nucléaires… pour chauffer les oiseaux
  3. la diversité des énergies pour se chauffer

Ni une ni deux, je me suis mis en tête de faire un Sankey pour l’eau en France. J’aurais préféré en trouver une toute prête mais désormais échaudé, j’ai préféré retravailler avec les données que je considère sûres. J’ai quelques approximations.

Et donc mesdames et messieurs, c’est une première ! En tout cas pour moi… Le diagramme de Sankey pour l’eau prélevée et consommée en France !

 



 

Hormis sa laideur, ce diagramme de Sankey m’a appris plusieurs choses, et j’espère qu’il aura les mêmes vertus pour vous.

  1. C’est fou le prélèvement d’eau pour refroidir les centrales. Elles ne font pas que chauffer les oiseaux, elles chauffent aussi les poissons ! (sujet d’ailleurs assez méconnu, le réchauffement de 3°C du Rhin)
  2. C’est fou l’inefficacité du réseau d’eau potable. 1 goutte sur 5 n’arrive pas à destination à cause des fuites dans les tuyaux. C’est 1 milliard de m3, soit la même quantité que l’eau consommée dans le secteur tertiaire (hôpitaux, bureaux, écoles…)
  3. L’agriculture consomme donc moins que l’eau potable domestique (3 et 3,5 Gm3). Mais c’est vrai que le pic de consommation en été peut représenter plus en pourcentage. Le plus fou, c’est surtout le fait que 40% de l’irrigation concerne le maïs. Une plante qui sert principalement à nourrir les animaux.

On imagine que le but premier des infrastructures de l’eau est de nous fournir de l’eau potable. Mis bout à bout, comme une chaîne énergétique, on arrive à ce résultat fascinant.

Sur les 33 milliards de m3 prélevés chaque année, 4 millions seulement servent à épancher notre soif. Pour le dire simplement, pour une grande bouteille d’eau prélevée dans nos rivières et nos nappes phréatiques, il y a une goutte qui sera bue !

Du coup je ne sais plus quoi penser. J’ai bien envie d’accuser les agriculteurs, la vétusté du réseau, les gens qui lavent leur voiture, la chasse d’eau qui fuit,…

Mais tout ceci me semble dérisoire, le problème insurmontable. Je me rappelle ce sketch de Franck Lepage qui dit que s’il y a bien une chose qu’on ne fait pas avec l’eau potable, c’est la boire !

Il n’empêche, c’est l’heure de se laver les dents. Dans le doute, je vais couper le robinet.

Billet dédicacé à Sylvain L. et aux fans de www.sankey-diagrams.com

11 réflexions au sujet de “Et si on noyait le dernier colibri avec la sueur du dernier pigeon”

  1. Bonjour,

    juste une observation, la goutte d’eau perdue, est perdue pour la consommation, mais elle reste dans la nature. Au lieu de passer par nos reins, elle passera directement dans l’environnement des canalisation et connaîtra à nouveau le cycle de l’eau (voir les manuels de svt et géo collège/lycée). Comme l’eau restituée par les barrages. On perd surtout l’énergie mise à la prélever (ce qui n’est pas anodin). (pour l’adresse mail : oui je sais, je suis volontairement surveillé par google ! )

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  2. Je crois l’avoir déjà écrit ici, je ne comprends pas bien la distinction « prélévements » et « consommations ».
    A part l’hydrolyse chimique qui détruit des molécules d’eau, l’eau suit un cycle. Il y a des utilisations qui permettent une autre utilisation presque immédiate. D’autres eaux qui usées ont besoin d’être traitées. L’eau évaporée qui revient sous forme de précipitations.

    C’est un peu comme le raisonnement sur les calories alimentaires pour défendre une alimentation végétale, selon lequel 1 calorie animale aurait besoin pour sa production de 7 calories végétales (du fourrage…).

    La limite c’est que les consommations ne peuvent pas être plus rapides que le cycle.

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  3. Bonjour,

    Ah Lavoisier « rien ne se perd, rien ne se créé, tout se transforme » et la loi de la conservation de l’énergie…

    Oui il y a bien un cycle mais, comme pour l’énergie (et la monnaie ?) il y a aussi un aspect qualitatif (entropique).
    Je préfère avoir un Joule d’électricité qu’un joule de chaleur dissipée. Et une goutte perdue à travers la canalisation rejoindra certes la terre, peut-être même une nappe phréatique; et la goutte du champ s’évaporera pour rejoindre un nuage précipitant et nourrissant la rivière.

    Tentons la métaphore économique, façon Bastiat et sa fable de la vitre cassée. Si demain, nous décidons tous de casser toutes nos vitres pour enrichir d’un coup tous les vitriers, penserions-nous vraiment que cela est quelconque dans la mesure ou tôt ou tard, cet argent dépensé pour les vitriers finira par nous revenir…?

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  4. Bien d’accord avec cette question entropique.

    Je maintiens malgré tout que les raisonnements avancés sont très souvent plus que biaisés.
    C’est un peu le miroir du discours sur la croissance. En chiffres, c’est du PIB en plus. En réel, c’est un centre commercial qui remplace une forêt.

    C’est très compliqué de se faire comprendre quand on ne partage pas la définition de ce qui est factuel.

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  5. Depuis la lecture du résumé negawatt 2017, et observé stupéfait ce diagramme de Sankey, récupérer cette chaleur fatale des centrales nucléaires m’obnubile (je veux dire tant qu’elles existent, je tiens surtout pas a ce qu’elles restent). Pourtant je me dis que si une solution simple existait, les hordes de scientifiques dogmatiques mais pas complètement débiles qui gravitent autour des centrales l’auraient trouvé.
    Y a t’il des pistes sérieuses à ce sujet ?
    Genre le réseau de chaleur pour transporter cette chaleur vers les villes, mais en un peu moins titanesque pour un truc que je ne souhaite pas éternel.

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  6. Bonjour Sam,

    Le plan Messmer prévoyait d’installer bien plus de centrales nucléaires (170 en l’an 2000) et plus près des villes afin justement de pouvoir profiter des réseaux de chaleur.

    Je n’arrive plus à trouver la source mais j’ai lu que c’est au dernier moment qu’a été prise la décision de placer toutes les centrales à au moins 50km des métropoles. Ainsi pour Paris, la plus proche centrale est à Nogent-sur-Seine.

    http://www.environnement.ens.fr/IMG/file/atelier%20choix%20%C3%A9nerg%C3%A9tiques-cours%20du%20240211.pdf

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  7. Bonjour,

    Cet article est très intéressant.

    Je suis étonnée de ne pas voir la partie agriculture destinée à l’élevage séparée de l’agriculture traditionnelle. On pourrait penser que seul l’Abreuvage compte. Hors, on sait que 2/3 des cultures en France sont destinées à l’élevage (et que nous importons énormément, par exemple de Soja, pour compléter nos ressources insuffisantes à destination de l’élevage, donc consommation d’eau dont nous sommes responsables même si à l’étranger).

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  8. bonjour,
    est ce que Baptiste ou quelqu’un aurait une idée du nombre de litre (ou du pourcentage prélevé) d’eau potable qui part dans le nettoyage des rues ?
    est il comptabilisé dans usage tertiaire sur le graphique ?
    merci

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  9. Ah, les gens qui lavent leur voiture, une fois par semaine pour certains! Entre le jeune kéké et le cadre véblenien, on n’est pas sortis de l’auberge. Ce qui me dérange, c’est qu’en tant que bien commun une part de l’eau me revient, pourtant je n’ai jamais été consulté sur son utilisation quand celle-ci sort du cadre de la nécessité.

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  10. Merci pour votre blog. Bête remarque : l’eau minérale en bouteille fait sans doute partie du secteur tertiaire et non de l’eau bue ? Ca change légèrement votre théorie sue les « 4 millions » (sans rien changer sur le fond ;))

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  11. Bonjour,

    Merci pour cet article et pour le graphique (sur lesquels je tombe, près de 2 ans après parution)

    Je comprends le souci de mettre en avant le problème du réchauffement des cours d’eau par les centrales nucléaires. Pour autant, il ne me semble pas très productif d’inclure ces « prélèvements » sur ce graphique. Imaginons qu’une centrale modifie son installation pour communiquer sa chaleur au cours d’eau à l’aide d’échangeurs situés dans la rivière. Pour le coup, on ne pourrait plus parler de prélèvement; cependant, l’impact de cette pratique resterait exactement le même. Les chiffres pertinents dans cette problématique, outre la puissance de ces centrales, sont les débits des cours d’eau, pas la proportion qui en est déviée pour l’échange thermique.

    D’autre part, comme il l’a été dit, en réalité, toute l’eau est toujours restituée au milieu naturel. Il n’existe donc pas vraiment de problématique de l’eau en soi (au sens où on la ferait disparaître en la consommant, comme pour le pétrole). Il me semble donc que plutôt que les volumes transportés (ou déviés), les problèmes environnementaux liés à la consommation d’eau sont:
    – l’énergie nécessaire (extraction, traitement avant utilisation, acheminement, retraitement après utilisation)
    – la proportion et le type des polluants qui échappent aux stations d’épuration et qu’on rejette sans précautions
    (et dans les cas extrêmes, les asséchements des cours d’eau, etc).

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