On ne peut pas demander aux pauvres de décroître

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« Parlez de décroissance aux Chinois et aux Indiens et ils vont rire aux éclats »

« Comment osez-vous parler de décroissance quand la moitié de l’humanité vit dans la misère ? »

« C’est facile de prôner la décroissance quand on vit confortablement »


Il y a dans ce genre de remarques une véritable exégèse à réaliser. L’écrivain Léon Bloy s’amusait à répertorier les clichés discursifs et les proverbes populaires de son temps. Qu’ils semblent « allant de soi » ou remplis de sagesse, on peut toujours les dégonfler et on y sent alors, par l’odeur exhalée, les parfums idéologiques de l’époque.

Or quoi de plus immoral que de demander aux plus pauvres d’être encore plus pauvres ?

Il faut sérieusement prendre les objecteurs de croissance pour des imbéciles ou des monstres pour leur prêter de telles velléités. Bien sûr, le débat ne se situe pas ici. Il est question de réinterroger ces notions de pauvreté/richesse.

  1. D’abord qu’est-ce que la pauvreté ?
  2. Pourquoi y-a-t-il de la pauvreté quand le monde est si riche ?

A la première question, pas vraiment nouvelle d’ailleurs, nos sociétés modernes tentent actuellement une approche normative en définissant la « richesse ». Les nouveaux indicateurs (commission Stieglitz/Sen par exemple) ne doivent évidemment plus se cantonner au Produit Intérieur Brut car cela reviendrait à ne parler que de richesse matérielle.

Naïvement, on peut être porté à croire qu’un pauvre est celui qui ne peut pas obtenir ce qu’il désire. Là où un riche peut se l’offrir. Mais c’est méconnaître les processus de mimétisme qui font qu’en général, on désire justement ce que l’on ne peut pas s’offrir, car on désire rejoindre la classe immédiatement supérieure à laquelle nous appartenons. Tout ceci pour dire que la pauvreté n’est pas une affaire individuelle et personnelle mais au contraire fort collective et sociale*.

Après, on peut dire qu’il y a quand même des besoins vitaux (un toit, de l’eau potable, des soins, de la nourriture) qui permettent de dire « ceux-là sont pauvres ». Ils n’ont même pas le minimum. J’avoue personnellement ne pas avoir d’opinion claire là-dessus. Car, comme souvent, c’est un véritable continuum que cette histoire de besoins vitaux. Nous pourrions adopter un point de vue cynique en déclarant que celui qui réalise un emprunt sur 30 ans pour acheter son appartement de 30 m2 est « pauvre ». Il doit troquer 30 ans de sa vie pour un toit.

Cette remarque peut paraître déplacée car on sent bien que ces deux pauvretés ne sont pas comparables. Et en effet elles ne le sont pas. Et c’est justement ce qu’il fallait démontrer ! A savoir, que la pauvreté est une histoire toute relative. Que la frustration et la comparaison à autrui sont indissociables du sentiment de pauvreté.

Mais du coup, venons-en à la deuxième question: pourquoi y a-t-il de la pauvreté ?

Ceux qui sont un peu renseignés savent que les pays du Sud sont pauvres parce qu’ils sont exploités. On pourrait accumuler les exemples de nations aux ressources naturelles fantastiques (pétrole, diamant, or, cuivre…) mais qui ne profitent jamais à la population. Les pays du Nord ont mis le grappin dessus, ont favorisé ou entretenu des régimes autoritaires pour que l’exploitation se poursuive.

Présenté ainsi, cela semble manichéen mais c’est une explication bien plus satisfaisante, d’un point de vue moral comme d’un point de vue historique, comparée à une autre explication que j’ai déjà entendue… Genre : ils sont paresseux, pas mûrs pour la démocratie etc…

Mais regardons aussi la pauvreté au sein même de nos sociétés. Les statistiques sont, quand on s’y arrête un peu, ahurissantes ! En France, 8 millions de Français vivent sous le seuil de pauvreté (défini ici à 60% du revenu median**) En clair, 13% des Français vivent sur un revenu inférieur à 900 euros/mois. Parmi eux, 800 000 sont tout simplement SDF…

Il y a quelques jours, un jeune d’une vingtaine d’années s’est assis à côté de moi dans le métro. Il m’a demandé s’il pouvait me demander quelque chose. Il était SDF depuis deux mois mais il avait la chance de pouvoir dormir dans une cage d’immeuble. Au fur et à mesure que je lui posais des questions, il m’expliquait que sa mère acceptait de le nourrir une fois par semaine, l’obligeant ainsi à s’en sortir par lui-même. Auparavant, il était préparateur médical. Il m’a confié être extrêmement stressé à l’idée de faire la manche. C’est pour cela qu’il le faisait de manière privée.

A défaut d’argent je lui ai donné des chèques-déjeuners***. Tout à la fin de notre échange, il m’a dit qu’il y a quelques mois, il arrivait à s’en sortir, qu’il avait même pu acheter un super écran plat. Il a beaucoup insisté là-dessus. J’imagine que ce devait vraiment être important.

Bon. Je n’ai rien répondu. Je me voyais mal déballer ma critique de la télévision et de la consommation gadget. J’ai secrètement espéré qu’au moins il n’irait pas au McDonald avec mes tickets…

Et puis je me suis dit à quoi bon. Que je ne pouvais pas comprendre et qu’il me fallait du coup respecter ses choix qui ne sont pas les miens. Souhaitant qu’il s’en sorte et que, débarrassé des soucis matériels, il puisse justement questionner ces envies toutes matérielles.

Il n’empêche que je me suis fait la réflexion que c’était une société bien paradoxale, celle où l’on peut dépenser pour de fastueux écrans plasma avant de se retrouver à la rue.

J’ai beaucoup de doutes sur ces questions de misère et de pauvreté pour la simple raison que je ne les ai jamais côtoyées. Mais j’ai tout de même des certitudes relatives à certaines expériences. Ce sont souvent les plus pauvres qui donnent le plus ! Et les plus riches les plus pingres…

On peut aussi se dire qu’il faille en fait renverser la causalité ! Les riches sont riches parce qu’ils sont radins/prévoyants/sobres. Les pauvres le sont car ils sont insouciants/trop généreux/dépensiers.

Bof…

Voilà, quand on me prend pour un irresponsable à souhaiter la décroissance, sous le prétexte qu’il y a des pauvres, je ne réponds rien. Il n’y a rien à répondre.

Cependant je continue de m’interroger.

Je sais évidemment très bien que mon détracteur n’a pas plus d’idée que moi sur ce qu’est au final la pauvreté ou la misère. Qu’il n’est évidemment pas plus que moi dans la tête des Indiens à qui il prête 1 milliards d’aspirations uniformes. Bref qu’il fait des généralités. Qu’il fait plutôt de la pensée réchauffée.

Finalement, le plus grand problème de la pauvreté, c’est de n’avoir pas de porte-parole là où la richesse chante à l’unisson: « Croissance ! »

* Baudrillard, dans un renversement dont il est coutumier, disait que ce n’est pas la croissance qui augmente les inégalités. Ce sont les inégalités qui font la croissance. En bref, la société matérialiste et productiviste a besoin d’inégalités, c’est à dire de disparités riches-pauvres pour entretenir la frustration et la jalousie, moteurs du productivisme.

** Chèque déjeuner (Une SCOP !) plutôt que Ticket Restaurant (Groupe ACCOR qui fait plutôt dans le greenwashing…) Voilà, comme ca, vous savez que ce n’est pas pareil 😉

*** Le salaire médian est le salaire tel que la moitié des salariés de la population considérée gagne moins et l’autre moitié gagne plus.

Salaire tel que la moitié des salariés de la population considérée gagne moins et l’autre moitié gagne plus.

1 réflexion au sujet de « On ne peut pas demander aux pauvres de décroître »

  1. Je partage les interrogations présentées dans ce billet – cela me rappelle le titre d’un livre que je voulais lire « Quand la misère chasse la pauvreté », Majid Rahnema (Fayard, Actes sud).
    Ne souffrant pas de la pauvreté, je cherche à interroger mes désirs, et leur course sans fin. C’est ce que j’appelle ironiquement, mes MPR, Méga Problèmes de Riche.
    Il est bien dur d’échapper au mouvement, et de faire taire l’impérieux appel de la grosse télé ou tout autre sirène moderne.

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