Moi Président, j’inverserai la courbe des dommages

« Ecrire, c’était mettre de l’ordre dans ses idées. » ai-je lu récemment sur un réseau social où régnait pourtant le chaos. Comme j’aimerais que ce genre de miracle se produise, par la simple puissance du Verbe. Mais rien n’est moins sûr. Car parmi mes idées en suspension, j’ai en ce moment des étymologies indo-européennes, des angoisses électorales, des archéologues de la quantification du monde et une correspondance épistolaire avec le dernier grand pingouin. Ardu !

Depuis quelques temps, j’agite une sorte d’éprouvette intellectuelle dans laquelle surnagent tous ces grumeaux, espérant une improbable floculation. La magie n’opérant pas, je m’en vais donc égrener sur la table d’opération chacun de ces grumeaux idéels.

« Quand le monde se fait nombre », O. Rey

oreyOlivier Rey est un mathématicien (Polytechnique) et philosophe (CNRS) qui m’avait déjà ébloui avec son essai « Une question de taille » dans lequel il s’intéressait aux tailles et proportions critiques. Le dernier essai « Quand le monde se fait nombre » décortique le règne de la statistique (un certain Guenon avait déjà observé que l’Occident avait succombé à la quantité…)

Le syndrome le plus actuel de cet avalanche cognitive de données, data, diagramme, graphique, camembert, courbe, etc. figure dans la célèbre promesse du président Hollande : « inverser la courbe du chômage« . Si nombre de commentateurs ont moqué l’imprécision d’une telle phrase (on ne peut pas inverser une courbe; sur quelle période; quelle pente serait acceptable…) il y a surtout une métonymie qui en dit long sur le fait que la politique confond la réalité et sa représentation graphique.

En clair, et même si nous avons tous compris la formule, c’est un pas de plus vers la déréalisation de l’humain, toujours de plus en plus réduit à un agrégat statistique. Ce n’est même plus la vieille dichotomie « Les mots et les choses« . C’est désormais « les nombres et les choses« .

townsendCette « généalogie » du phénomène statistique ne tombe dans aucun écueil et permet d’embrasser des questions politiques comme celle, par exemple, de la pauvreté. Olivier Rey exhume des textes de Mirabeau (père), Townsend et Malthus qui tous ont posé la question des ressources disponibles. Imaginez l’île déserte Juan Fernandez (celle du vrai Robinson Crusoé !) où débarqueraient des chèvres. Elles finissent par brouter trop d’herbe et leur population se régule. Introduisez maintenant des chiens et attendez l’équilibre prédateur-proie… Et surtout déduisez-en que les chiens vont dévorer les chèvres les plus paresseuses. Et que ne survivront que les chiens les plus habiles. Vous avez là le précurseur de Darwin !

Ce qui est étonnant à mon sens c’est que l’on a coutume de dire que les principes scientifiques de Darwin sur la sélection naturelle ont été plus tard transposés (et mal compris !) dans le domaine social. A savoir, la justification des pauvres (plus paresseux) et l’idéal libéral qui ferait advenir les entreprises les plus performantes.

Or, c’est plutôt l’inverse épistémologique. Des penseurs « sociaux » ont auparavant utilisé la métaphore animalière pour expliquer la situation sociale et justifier les inégalités.

Mais il y a un corollaire métaphysique perturbant car, citant Mauss et Durkheim, Olivier Rey considère que le social précède toujours la science. En un mot,  notre appréhension scientifique du monde est tributaire de notre appréhension des relations sociales.

C’est à l’intérieur du monde humain que s’enracinent les catégories à partir desquelles nous pensons le monde en général

Par exemple, le fait d’avoir en français un genre masculin et féminin pour les choses (la souris, le fleuve…) découle bien entendu du fait que homo sapiens a établi une distinction « homme/femme » et qu’il l’a transposée dans son monde. Si c’est abscons autant visionner la source à 18’30 .

J’avoue avoir toujours un petit faible pour les retournements de scénario. J’avais adoré apprendre que contrairement à ce que dit la doxa depuis Adam Smith il n’y a pas eu un processus historique troc => monnaie => dette et crédit bancaire. C’est totalement le contraire et c’est assez logique quand on y réfléchit. Pour cela, il faut voir du côté de 5000 ans de dette de D. Graeber.

Dans le même genre, un peu comme Rousseau pensait que le langage était apparu chez l’homme d’abord pour exprimer des sentiments puis des informations pratiques (alors que l’on s’imagine souvent l’inverse) une étude sur le langage des arbres  semble indiquer que les systèmes de communication dans le monde végétal serait apparu suite à des réactions pour la plante elle-même.

Il semble que ces signaux étaient, au départ, non un moyen d’envoyer de l’information aux autres arbres mais d’adresser, rapidement et efficacement, des messages à d’autres parties de la même plante.

jbrosseEt puisque l’on parle de langue et d’arbres, je vous invite à faire un tour du côté d’un érudit tombé dans l’oubli, un certain Jacques Brosse. Il est d’ailleurs l’auteur du Larousse des arbres (dont la lecture permet de corriger quelques inexactitudes sur Wikipedia) mais surtout d’une douzaine d’ouvrages sur les forêts, la mythologie des arbres et aussi leurs étymologies. J’aime ainsi me rappeler en voyant le somptueux if en face de mon bureau que cet arbre aux fruits rouges et dangereux a donné son nom aussi bien à Evry, Evreux… que New York !

Le plus troublant quand on commence à épousseter les mots, à trouver leur noyau, c’est justement ces allers-retours entre la désignation du corps et la désignation des plantes. Ainsi le palmier est la paume et ses fruits que l’on appelle dattes sont les doigts. Cette étymologie étant réelle, cet arbre (qui n’en est pas un mais c’est une autre histoire…) commence à avoir une toute autre personnalité. Chaque fois que j’en croise un, je voix plus que clairement cette main en l’air.

Dans la dernière et sublime vidéo de la chaîne DirtyBiology, il est justement question de la beauté de la science mais aussi du folklore ancien et des croyances très vivaces en Islande (trolls, elfes, fantômes) qui en quelque sorte permettent de « tutoyer » le monde qui nous entoure.

Eh bien avec l’étymologie, on éprouve aussi ce plaisir mêlant savoir et tradition, raison et enchantement, où d’ailleurs la dichotomie devient foncièrement caduque. Il n’y a décidément pas la « science » austère et froide d’un côté; de l’autre l’onirisme esthétique des mythes.

Lettre au dernier grand pingouin (J.-L. Porquet)

jlporquetA propos d’Islande, j’ai appris que c’est sur la petite île d’Eldey que s’est éteint le grand pingouin. Le bien nommé Hakonarson a étranglé le dernier spécimen en 1844. Cet oiseau qui ne volait pas (le seul de l’hémisphère Nord) a droit a son hommage funèbre dans le très beau roman de Jean-Luc Porquet (journaliste dans un journal satirique au nom d’oiseau…).

Le roman (sic !) est génial. Drôle, intelligent, sensible et incrusté de petites réflexions touchant de près la biodiversité, l’anthropocène, l’extinction des espèces. Par un hasard malicieux, je réalise que l’en-tête de ce blog est justement une image d’un manchot observant deux manchots. Rappelons quand même pour les retardataires que les manchots ne volent pas et vivent au Sud tandis que les pingouins vivent au Nord et volent ! Sauf le Grand Pingouin donc mais comme c’est fini, la règle ne souffre plus d’exception…

Vous ne le saviez pas ? Le roi d’Angleterre, duc d’York, non plus…

La faute de cette confusion fréquente réside dans le fait que manchot se dit penguin en anglais. C’est un faux-ami dans quasiment toutes les langues; il n’y a que nous français qui utilisons le terme manchot pour ce que les Européens appellent penguin, pinguin et pinguino. Je me suis longtemps demandé pourquoi mais il m’apparaît désormais clair que c’est la faute du grand pingouin.

le-grand-pingouinJ’ai longtemps crû que les Français étaient à côté de la plaque mais en fait nous avons raison puisque les pingouins encore vivants (Petit Pingouin) sont bien de la même famille que leur cousin disparu. Tandis que les autres nations ont crû bon de nommer de la même manière les oiseaux qu’ils croisaient et qui ne volaient pas.

Bon, en vrai, l’étymologie du mot pingouin est très incertaine (pen gwenn ? la tête blanche ?).

J’aimerais vous parler de mille et une choses découvertes grâce au livre (les nouvelles espèces de moustiques londoniennes, la grotte Cosquer) mais il serait bien plus idoine de proposer une invitation à la lecture.

Mais où en étais-je ?

Ah oui, écrire pour mettre de l’ordre dans les choses.

Pingouins, étymologie, arbres, élections, statistiques,… finalement toutes ces choses se rangent aisément… et les idées pour le dire s’écrivent aisément !

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